Béatrice Lussol, Agnès Vitani
à bras-le-corps
Jeanne Susplugas,
Dissolution
Exposition 2023, passée
Du 24 juin au 23 septembre 2023
Vernissage le 23 juin 2023
La galerie Eva Vautier réunit pour son exposition estivale à bras- le-corps, Béatrice Lussol et Agnès Vitani, deux artistes aux frontières du réel et de l’abstraction.
En écho à l’exposition personnelle de Jeanne Susplugas, Tout semblait pourtant si calme, à la Citadelle de Villefranche-sur-Mer, nous présentons à l’étage de la galerie, le film Dissolution.
Béatrice Lussol travaille obsessionnellement la forme vulvaire, démultipliée, devenant paysages en vibration, théâtres de détails féériques. Elle pratique le collage, l’écriture, la peinture ou le dessin, utilise l’aquarelle, ce soit-disant médium du loisir au profit d’une œuvre qu’elle accepte que l’on qualifie d’engagée et féministe. Elle use de la douceur rosée de l’aquarelle, de sa qualité de mouillé, celle des muqueuses et des chairs, explicite, volatile, profonde, légère et orientée, donnant pour résultats fictions ou organes tordus drôles et/ou inquiétants, abris d’éléments nutritifs et énergiques, jusqu’à son émiettement, par fragments, en abstraction relative.
Agnès Vitani, quant à elle, s’approprie dans ses œuvres un principe de débordement et de contamination. La cueillette, le glanage, qu’il soit réel ou à travers des photos, des vidéos, de toutes ces petites choses de l’ordre du banal nourrissent son travail. Pour cette artiste aux médiums pluriels, la seconde vie de ces petits riens convoque tout un imaginaire allant du registre végétal au registre animal et humain. Le montage de ces petites sculptures rappelle les rhizomes, le cuir joue le bronze, l’association de fragments de bitume, carottes de ciment et vestiges de rocaille évoquent le paysage urbain et ses multiples strates, mais tout cela a parfois étrangement des airs de monde marin. Certains y verront quelques échos avec l’univers absurde et poétique des surréalistes...
Jeanne Susplugas Née en 1974 à Montpellier, diplômée en Histoire de l’Art de l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne, Jeanne Susplugas enchaîne les expositions à travers le monde et a montré dans des lieux tels le KW à Berlin, la Villa Medicis à Rome, le Palais de Tokyo à Paris, le Fresnoy National Studio, le Musée d’Art Moderne de St Etienne, le Musée de Grenoble et à l’occasion d’événements tels la Biennale d’Alexandrie, Dublin-Contemporary ou le Festival Images de Vevey.
Vue de l’exposition à bras-le-corps, Béatrice Lussol, Agnès Vitani, juin 2023, galerie Eva Vautier Photo © François Fernandez
ENTRETIEN CROISÉ DE BEATRICE LUSSOL ET AGNES VITANI AVEC JEAN PIERRE PARINGAUX, MAI 2023
Jean Pierre Paringaux : Comment décririez-vous le travail l’une de l’autre ? Béatrice Lussol : Parmi les similitudes, je remarque les mains dans les œuvres d’Agnès Vitani et on en retrouve aussi dans mes dessins, où il y a une récurrence des doigts depuis trois, quatre ans. On retrouve aussi des similitudes dans les sortes de guirlandes qui font comme des boyaux dans le travail d’Agnès Vitani, que j’ai moi aussi dessinées. Ce rapport organique crée un écho entre nous deux.
Agnès Vitani : J’ai découvert le travail de Béatrice Lussol, en tant que plasticienne, pendant mes études à la Villa Arson avec ses grands dessins. Au début je voyais beaucoup de scènes qui me paraissaient de l’ordre du conte, du fantasme et petit à petit, j’ai l’impression que ses œuvres tendent vers l’abstraction avec l’apparition de grandes vulves, de plus en plus abstraites. Son travail très engagé, féministe, nous parle de violences, de manipulations et de jeux érotiques. Visuellement, il y a un travail extrêmement sensible dans sa façon de revisiter l’aquarelle. J’aime le paradoxe entre le côté désuet, vieux jeu de l’aquarelle et ce qu’elle donne à voir. Je trouve aussi qu’elle parle extrêmement bien de ce rapport à la peau entre le papier et l’eau qu’elle utilise qui révèle des sucs orga- niques. Enfin tout le vocabulaire, de son rapport à la peau, est quelque chose qui me parle beaucoup, parce que ce rapport à la peau est présent depuis le début dans mon travail. Ce qui m’intéresse aussi, c’est la gestion de l’espace dans ses dessins. De ce côté abstrait, peut naître des circonvolutions intestinales, ce qui peut rendre son œuvre assez jubilatoire.
JPP : Est-ce que tu donnerais la même signification à tes doigts qu'Agnès Vitani peut donner à ses gants ?
BL : Je ne sais pas s’il s’agit de gants ou de mains dans les œuvres d’Agnès Vitani. Mes mains n’ont pas de gants, ce sont des doigts par-dessus tout. Ce sont des doigts détachés, exacerbés, sans raccrochements à un corps, comme chez Agnès Vitani. Pour moi, les doigts et les mains sont des allusions aux rapports lesbiens. Tout comme chez Agnès Vitani, il n’y a pas de sol dans mes dessins, pas de plafond, pas d’horizons, les formes flottent dans un espace non raccordé à une gravité.
JPP : Qu’est-ce qui vous rapproche ? La peau, est-ce le premier mot qui te vient ? AV : Oui, la peau. J’aime énormément le travail de Philip Guston1 qui utilise des couleurs en rapport avec la peau. Dans mes premières peintures, j’utilisais des couleurs de peaux, de couche, de derme, donc oui, la peau est ce qui nous rapproche avec Béatrice Lussol.
JPP: La peau ou la chair ?
AV : Pour la peinture, on parle toujours de la peau, c’est une surface qui est donnée à voir. Après, j’ai aussi fait des pièces qui s’ouvraient comme de la chair. Donc en effet, il y a de la peau et de la chair.
JPP : Dans le même esprit, qu’est-ce qui vous opposerait le plus ?
AV : Opposer pas vraiment ! Mais le rapport au corps n’est pas tou- jours aussi direct dans mon travail, il est souvent sous-jacent. Béatrice Lussol me semble plus figurative, plus expressionniste, plus acide peut être. Pour ma part, je mets une distance, j’utilise des vestiges, des petites traces de l’ordre du quotidien. Cela commence avec les traces de peinture qui jonchaient le sol de l’atelier pour petit à petit s’ouvrir sur l’espace social. Ce qui m’intéresse, dans les objets que je récolte, que je glane dans mes promenades, c’est ce qu’ils disent de notre société.
JPP : La dérision présente dans le titre de l’exposition : à bras-le-corps, est-elle projetée dans les œuvres exposées ?
BL : C’est venu d’expressions autour du corps. à bras-le-corps rejoint un engagement féministe politique où les femmes font tout, toute seule, de manière autonome et indépendante, affirmées. En même temps, cela image, par des mots, ce que l’on va voir dans l’exposition : des bras, des jambes, des corps, du pied de la lettre et de la suite dans les idées, à cœur ouvert et à corps perdu.Dans ce titre, il y a plusieurs couches de tons et de sens, comme dans mes dessins, il n’y a pas que l’engagement politique, le féminisme, l’érotisme ou la sensualité, il y a tout ça à la fois et il y en a pas un pour rattraper l’autre. D’ail- leurs, je suis un peu déçue quand les gens ne me parlent que de l’érotisme : toutes les couches de sens sont à recevoir.
AV : à bras-le-corps, se veut très simple. Nous l’avons choisi avec Béatrice Lussol, car nous travaillons toutes les deux autour du corps. Cette expression symbolise aussi ce qu’on demande aux femmes : d’être à bras-le- corps. Toute leur vie, c’est une réalité, on leur demande de porter. On trouvait drôle d’utiliser ce titre qui traduit l’importance de voir le corps et comment il se contorsionne selon les situations. Chez l’écrivain, Richard Brautigan2, on trouve de la dérision. Il nous embarque dans des situations délirantes.
JPP :Comment se nourrit votre création, une histoire? Une image? Des lignes?
BL : Tout ce que tu as dit peut se faire point de départ, sauf les lignes. Avant de commencer un dessin, il faut que je le vois. Je me le figure, je me mets devant la feuille et je dois voir sa composition avant de commencer. La plupart du temps, c’est un dessin qui en engendre un autre, pour constituer une série. Cependant chaque dessin est différent du précédent. Il arrive aussi que la gamme de rose rouge marron soit trop présente et c’est ainsi que j’ai invité le vert ou le bleu qui vient le contrebalancer. C’est comme ça que par exemple est arrivé le petit pois. Le petit pois dans l’engrenage, c’est le petit souci de la vie, ou l’huile dans le moteur. Certains dessins naissent de la surprise entre deux éléments qui ne se rencontreraient pas habituellement. Existe aussi une grande part d’autobiographique en plus de ces points de départ.
AV : J’utilise les fonds de tiroirs, les choses mises de côté. La transformation de ces objets est assez étonnante, troublante, selon comment je les trouve. Par exemple, lorsque je vois une canne dans un taillis, je peux me demander si quelqu’un est au bout, ou pas. On se raconte vite des histoires, les uns, les autres. Les fantômes sont toujours là et leurs mains peuvent en être l’expression. Les gravures de Max Klinger3, basées sur des représentations qui lui sont apparues en rêve après avoir trouvé un gant de femme sur une patinoire, me parlent.
JPP :Les lignes courbes sont très présentes (cadre, enroulement, motif, liens, etc.) peut- on y voir un lien avec des courbes féminines ? Soutenez-vous l’érotisme de vos œuvres ?
BL : Je parlerais plus de sensualité, je ne dirais pas que ce soit érotique. La sensualité est là de toute part, dans la pratique elle-même, dans le geste de dessiner, de peindre à l’aquarelle, avec le pinceau, avec l’eau. C’est personnel, ça renvoie à l’acte de peindre.
AV : L’érotisme est partout, Dans les peintures religieuses, caché ou non, dans les plis des vêtements ou dans les représentations des saints(es) notamment celle de Marie Madeleine et de Sébastien. Il y a de l’érotisme dans certaines de mes pièces, mais je pointerai plutôt la sensualité des matériaux mis en œuvre.
JPP :Est-ce que tu mets de la distance avec cet érotisme?
AV : C’est ma façon de m’amuser en apparence, un esprit bande dessinée, comme chez Philip Guston. Dans ma série des fleurs4, il y a des doigts carnivores, c’est un rapport à la science fiction où les représentations de monstres sont souvent des analogies du sexe féminin, comme dans Nope de Jordan Peele5, par exemple.
JPP : Quid de la différence entre érotisme et sensualité ?
BL : Je ne dessine pas pour que ce soit érotique. A la différence de Gilles Berquet6 par exemple qui fait probablement ses photos pour produire une excitation. Je produis pour qu’il y ait une pensée mêlée à un imaginaire qui se mette à fonctionner chez le regardeur. Le but n’est pas nécessairement de générer une excitation, mais plutôt d’ouvrir des portes, plusieurs.
JPP : Quid de l’idée du corps paysage ?
BL : Ce sont surtout des histoires de corps ou d’organes. La peinture, comme la photo de paysage sont des genres qui ne me touchent pas. Je travaille obsessionnellement la forme vulvaire, qui, démultipliée, peut sembler devenir paysages en vibration, topographies de chairs stratigraphiées, théâtres de détails féériques comme une invitation à entrer dans le dessin, abris d’éléments nutritifs et énergiques, jusqu’à son émiettement, par fragments, en abstraction relative.
JPP : Votre rapport aux artistes Marisa Merz, Marinette Cueco et Louise Bourgeois ?
BL : Je ne me sens pas proche du tout de Marinette Cueco, même si je trouve son travail très beau et je ne connais pas assez l’œuvre de Marisa Merz. Par contre, j’aime beaucoup la parole de Louise Bourgeois. Chez elle, la parole et l’œuvre sont inséparables et c’est une grande œuvre. Dans cette même génération, j’adore Carole Rama7. De ma génération, je suis très admirative de Nicole Eisenman8. J’adore les gens qui ont des vocations. Par exemple chez Yayoi Kusama9, ça se traduit dans sa façon d’être tout les jours au travail, avec toutes ces œuvres qu’elle peint tout le temps, et auxquelles on pense moins que les installations.
AV : Je parlerais surtout de Liz Magor, dont l’exposition au MAMAC10 m’avait extrêmement touché. Notamment par son intérêt pour les objets usuels.
JPP : Revendiquez-vous un message politique en lien avec notre époque ? Si non l’acceptez-vous dans le regard des autres ?
BL : Avoir une pratique artistique, c’est politique, c’est un engagement. Après je n’ai pas envie qu’il n’y ait que ça. Sinon, on fait écran et il faut que le public puisse passer les portes, s’autorise à lâcher ses bagages, pour accéder aux dessins et à leur polysémie.
AV : A partir du moment où on utilise des matériaux pauvres, c’est poli- tique. Pour ma part il y a vraiment quelque chose de l’ordre du social, je parle de choses simples, modestes, de choses usuelles, abîmées. Je ne suis pas militante mais je suis artiste depuis 30 ans, c’est un choix de vie, un engagement politique. Dans mon travail, je pense qu’il y a de nombreux éléments qui représentent mon inscription féministe, mon engagement social.
JPP : Les mots « sorcière » et « magicienne » me viennent à l’esprit ! Que vous inspirent-ils ?
BL : Aucun des deux et les deux à la fois. A une époque, j’aurais pu dire sorcière, mais depuis le livre de Mona Chollet11, c’est devenu à la mode, c’est devenu un peu trop caricatural dans les féminismes. Et parfois, trop concrètement de la sorcellerie comme avec le livre de Camille Ducellier12, que je trouve discutable.Ce- pendant, il y a une pensée magique dans les dessins. Comme ce que je disais de la sensualité, c’est personnel, un peu à la manière de Louise Bourgeois13 : Je trouve dans le dessin, un monde parallèle qui me fait faire un pas de côté par rapport à ma vie, le dessin peut panser, consoler. Sinon, je suis une féministe matérialiste, mais je ne me reconnais pas dans le terme de sorcière.
AV : Sorcière, c’est plus rigolo ! Je veux bien être fée si c’est Delphine Seyrig dans Peau d’Âne14 de Jacques Demy. On demande toujours aux petites filles si elles préfèrent être princesses, mariées ou fées. On leur transmet ces images, alors que la sorcière, elle, s’amuse. La magicienne a le pouvoir - comme la sorcière - mais elle choisit de réparer. Je pense à ces pauvres femmes que l’on a traité de sorcières et qui en fait étaient des soignantes, des magiciennes.
JPP : Pourquoi traite-t-on les féministes de sorcières ?
BL : Certaines se définissent elles-mêmes comme des sorcières. C’est un moteur, c’était une bonne idée de récupérer le mot sorcière pour les féministes au sens où, ce sont des femmes qui se mettaient à l’écart de la société, qui avaient un pouvoir sur leur vie, sur la santé, les relations. « Sorcières » évoque directement pour moi cette magnifique revue historique féministe15 des années 70 dont je collectionne quelques numéros.
JPP : Comment vos références littéraires / votre goût pour la lecture influencent la narration très présente dans vos œuvres ?
BL : Mes lectures n’influencent quasiment pas mon travail, à part mon affinité générale et précise avec Monique Wittig16. Pour ce qui est de la part narrative, en ce moment, j’ai l’impression que mes dessins sont moins narratifs qu’avant, pendant longtemps, il se passait quelque chose entre deux personnages. La relation entre deux figures est d’ailleurs ce qui est narratif. C’est moins le cas dans d’autres dessins qui sont comme des emblèmes ou des blasons17. Enfin, les mots dans mes dessins étaient, avant, un peu tabous puisque je voulais que l’écriture et les dessins18 ne se pénètrent pas, ce qui est moins le cas maintenant. Cela m’arrive d’introduire des mots dans les dessins.
AV : Quand il s’agit de littérature, j’aime la poésie des petites choses de Robert Walser19 et la littérature de Toni Morrison20. La nouvelle Récitatif m’a soufflée. Concernant le narratif dans mes œuvres et installations, c’est assez instinctif. Pour moi, c’est la langue - au sens de musicalité - de l’artiste qui est le plus important. Dans la littérature comme dans les arts plastiques, la musicalité dans les œuvres, traduit un rapport de couleurs et de matières. Comme une correspondance entre musique et couleurs. J’articule mon vocabulaire dans l’espace. Pour cette exposition, je déploie une sorte de zoosphère, un miroir : Qui sommes-nous ? Comment faisons nous société ?
JEANNE SUSPLUGAS
vidéo : Dissolution, 2003 06:16
Une jeune femme retire son vernis à ongles. Ses doigts hésitent, caressent et pénètrent un petit pot en plastic de dissolvant qui finira par se renverser laissant apercevoir un trou humide, rougit par le vernis...