ELODIE ANTOINE | Benoit Barbagli – du corps et/dans l’eau
« Proust, (…) se donna visiblement pour tâche de brouiller inexorablement, par une subtilisation extrême, le rapport de l’écrivain et de ses personnages : en faisant du narrateur non celui qui a vu, ni même celui qui écrit, mais celui qui va écrire (le jeune homme du roman – mais, au fait, quel âge a-t-il et qui est-il ? – veut écrire, mais il ne le peut, et le roman finit quand enfin l’écriture devient possible), Proust a donné à l’écriture moderne son épopée : par un renversement radical, au lieu de mettre sa vie dans son roman, comme on le dit souvent, il fit de sa vie même une œuvre dont son propre livre fut comme le modèle. »
Roland Barthes, La mort de l’auteur, 1967 Du Land, de l’eau, du corps et de l’art
Des séries de photographies Sauts amoureux et Expression d’une émotion amoureuse (2014) à Il y a comme un lien entre l’eau, la musique et la vie (2018) ou encore à Révolution naturelle (2020) en passant par les peintures Les jets d’encre d’Ecotopia (2020), l’œuvre de Benoit Barbagli embrasse la terre, la mer et le ciel à travers le prisme du corps.
Ses photographies mettent en majesté autant de corps nus, de visages parés de fleurs, que de bras tendus vers le ciel. Son corps laisse aux éléments le soin de faire œuvre – leur œuvre et/ou son oeuvre. C’est ainsi que nait la peinture, non sans filiation avec son aîné, Yves Klein, mais a contrario de ce dernier, sans aucune volonté démiurgique. Et si les sujets de ses photographies sont « guidés » et/ou accompagnés dans leurs actes, ils ne se substituent pas aux pinceaux de l’artiste dans une logique moderniste de renouvellement pictural. Ils sont des corps – ni objets de désir du chef d’orchestre, ni outils picturaux, ni modèles – des corps libres à qui l’artiste propose des expériences collectives en pleine nature – au milieu de la forêt et des eaux. Les prises de vues sont prétextes à une expérience collective dans des lieux le plus souvent inconnus de ces corps. Il est plutôt question de découverte d’un lieu et d’un milieu, d’une quête des potentialités des espaces naturels.
Au grès des expériences communes, les corps trouvent progressivement leur place naturelle au milieu des éléments : mer, lac, montagne, forêt. Le titre des photographies (Mythologie subaquatique, Rituel Subaquatique, A 90° au-dessus du feu) témoigne de ce rapport étroit aux éléments.
Leur auteur observe d’ailleurs une adelphité des corps, ce qu’il associe volontiers à l’émergence du sacré. Comme si ces corps acculturés trouvaient à force de fréquenter et pratiquer le milieu naturel un état pré-culturel qui les conduisait à faire corps avec la nature, se lover dans celle-ci.
Cette quête n’est pas sans lien avec celle recherchée à l’aube des années soixante-dix par des artistes qui avaient décidé de faire de la nature leur atelier : marcher, courir, tracer, marquer, trouver, glaner, ramasser, poser, déplacer.
Les performances de Benoît Barbagli renouent avec ce rapport privilégié avec la nature. Celui de celles et ceux qui ont cherché à travers leurs marches, leurs errances, leurs dérives à expérimenter un rapport au monde en dehors du monde moderne, archi-moderne. Un monde, aux yeux de certains d’entre eux, déshumanisé, un monde sans horizon. La campagne anglaise, le désert du Nevada, l’arrière pays niçois, leur sont alors apparus tels un horizon, un possible, un territoire à explorer loin de l’omniprésence du bruit et de la culture des villes.
Benoit Barbagli propose à ses compagnons de route une expérience non pas solitaire, mais bien au contraire collective – une expérience fédérative pour créer du commun, un corps social. Un corps social loin des conventions, des rites contemporains, ceux de la consommation.
De la mort de la culture à la mort de l’auteur
De retour à l’atelier que devient ce corps social ? Quel est son statut, sa place dans l’œuvre de l’auteur ?
Qui est le jeune homme sur les images ? En est-il le sujet ? En est-il l’auteur ? En est-il l’instigateur ? Qui est l’œil derrière la caméra ?
L’auteur présumé en est-il le sujet ? Que racontent ces photographies ? Son auteur, son histoire, son corps, sa juvénilité ?
Où est l’auteur ?
Qui sont les personnages ? D’où viennent ces corps immergés que l’on reconnait au grès des séries ?
Benoit Barbagli brouille inexorablement les pistes. A l’image du regard porté sur l’œuvre de Marcel Proust par Roland Barthes, Benoît Barbagli s’il apparaît parfois dans ses récentes photographies, et s’il demeure l’auteur de celles-ci, s’efface volontiers, non derrière la caméra1, mais plutôt derrière un corps collectif – ce corps collectif qui donne le sens à ses photographies – un corps utopique ?
Et si ce retour à la nature, ce corps social, cette union avec le naturels, quand bien même fût-elle transitoire, fugace, était à ses yeux, l’image d’un possible rapport au monde à venir ?
Ce « monde d’après » dont on nous a temps parlé. Cet avenir radieux où l’écologie deviendrait un des chevaux de bataille des présidentiables, ces voyages en avion qui seraient limités à un certain kilométrage afin de préserver nos cieux, notre terre, aussi.
Ce doux rêve de citoyens conscients – conscients du monde qu’ils traversent, dans lequel ils vivent, pas seulement du leur mais également de celui des autres – au-delà de l’Atlantique, de l’Amazonie, de la Mer morte et de celle d’Adriatique, des Carpates, des déserts de Gobi à celui du Néguev.
Les formes de la liberté : le nid, le saut, l’émancipation
Le nid, le cocon
De la baie de Villefranche au Lac de Saint Cassien en passant par le Cap Ferra, les corps semblent se lover et se mouvoir dans la liberté retrouvée du liquide amniotique.
Membres rassemblées, écartés, symétriques, dissymétriques, corps immergés se détachant du fond vert d’eau, les alluvions formant des cercles plus ou moins réguliers. Les corps dessinant eux-mêmes un cercle dans l’eau, un cercle qui n’est pas sans écho à celui des pastèques du Dead sea (2008) de Sigalit Landau.
Le cercle – cette ligne ininterrompue, en circuit fermé, n’est pas sans évoquer le nid dans lequel naissent les oiseaux. Nid, cocon, cercle prennent naturellement des connotations protectrices. Ils évoquent parfois la volonté de faire corps avec la nature, à l’image des nids de Nils Udo : Le Nid, 1978 ; Au jardin du paradis, 1979 ; Habitat, 2000 ; Nid d’eau, 2001 ; et d’Andy Goldsworthy : Turn Hole, 1986.
Qu’elle soit réalisée sur terre (Noël Dolla : Propos neutre n°2, 1969; Restructuration spatiale n°3, 1970 ; Restructuration spatiale n°5, 1980 ; Restructuration spatiale n°12, 2020) ; Robert Smithson : Spiral Getty, 1970 ; Spiral Hill, 1971 ; Amarillo Ramp, 1973 ; Sod Maze, 1974 ; Hervert Bayer : Mill Creek Canyon Earthwork, 1979-82 ; James Turrell : Roden crater (looking northeast), 1977-aujourd’hui; Richard Long : Stone circle, 1976)
dans l’eau (Christo et Jeanne-Claude, Surrounded islands, 1980-83) ou dans les airs (Dennis Oppenheim : Wirlpool, Eye of the Storm, 1973), la forme circulaire est au cœur du travail des artistes dans la nature. Le cercle n’est pas sans faire écho à des constructions ancestrales, notamment celle de Stonehenge (monument mégalithique érigé entre -2600 et -1000 avant J.-C. en Grande Bretagne).
Cette couronne, ce cercle ne serait-il pas également l’image et/ou la forme du repli ? Celui que connu une large partie de la population mondiale entre décembre 2019 et juin 2020.
Le saut
Parmi les formes de la liberté, on peut également compter celle du saut. Pensons au saut en parachute, à celui à l’élastique. Si la pesanteur d’un corps dans le vide peut effrayer certains, pour d’autres, bien au contraire, elle est gage de liberté, un peu à l’image de celle connue dans l’eau, du liquide amniotique à l’eau de mer.
Du saut dans le vide (Yves Klein et Benoît Barbagli) à celui observé
dans les images récentes de Barbagli dans les eaux peu profondes
du Lac de Saint Cassien, les corps incarnent une liberté reconquise,
gagnée.
Ces corps semblent cristalliser une forme de liberté retrouvée. Immergés dans l’eau, ils ne subissent plus les affres de la pesanteur, pouvant ainsi se mouvoir en toute liberté. Et pourtant, ces corps sont arrêtés sous l’effet de la caméra par une image fixe. Barbagli donne à voir ce hic et nunc de la liberté – ce moment furtif, transitoire, fugace, pour reprendre les termes de Charles Baudelaire qualifiant ainsi les peintres de la vie moderne. Le photographe tente ainsi d’offrir à cet instant, une dimension éternelle.
En immergeant ses images (Double immersion, 2022) dans des bains de salés (sel de bore), il rejoue non seulement l’immersion des corps tout en les dotant d’une surface concrète, une croute de sel cristallisée. Le moment photographique apparaît tel un révélateur alors que le temps de l’atelier (l’immersion au sel des tirages photographiques) au contraire joue plutôt du côté de la disparition.
Ces images cristallisent quelque chose – apparition, disparition, élan.
L’émancipation
En 2007, le Comité invisible – un collectif d’auteurs anonymes – publie L’insurrection qui vient (Edition La fabrique), une analyse politique, économique et sociale de la France d’alors, suivie d’un manuel d’application à la mobilisation, à l’organisation et à la révolte :
Ne plus attendre, c’est d’une manière ou d’une autre entrer dans la logique insurrectionnelle2.
Fin 2008, l’intellectuel et philosophe, Julien Coupat est accusé d’avoir saboté des caténaires de lignes de trains et d’être l’auteur présumé du livre cité précédemment. Début décembre, Coupat est mis en examen avec neuf de ses amis, il sera emprisonné en mars. Les milieux artistiques, militants et littéraires se mobilisent. En quelques semaines, l’accusé de la République devient un héros aux yeux d’une jeunesse sans illusion sur la classe politique d’alors.
En 2009, un autre collectif, Tiqqun publie Contributions à la guerre en cours, un recueil de trois textes précédemment édités en octobre 2001 dans la revue Tiqqun 2. Les auteurs appellent au rassemblement. Ils déclarent dès les premières lignes du livre :
1. L’unité humaine élémentaire n’est pas le corps-individu, mais la forme-de-vie.
2. La forme-de-vie n’est pas l’au-delà de la vie nue, elle est plutôt sa polarisation intime.
3. Chaque corps est affecté par sa forme-de-vie comme par un clinamen, un penchant, une attraction, un goût. Ce vers quoi penche un corps penche aussi vers lui. Cela vaut dans chaque situation à nouveau. Toutes les inclinations sont réciproques3.
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A travers cette introduction au texte « La guerre-civile, les formes- de-vie », les auteurs replacent le corps au centre des préoccupations humaines, notamment dans son élan vers la révolution.
Cet éloge du corps considéré non comme outil ou objet, mais comme « forme-de-vie » n’est pas sans lien avec le projet artistique de Benoit Barbagli. Le corps des performeurs n’est pas le prolongement et/ou l’image du corps de l’artiste. Il est un medium qui s’incarne, s’ancre dans la vie.
En 2009, un collège d’intellectuels, parmi lesquels Jacques Rancière, Slavoj Zizek, Kristine Ross et Alain Badiou, publie Démocratie dans quel état ? (La fabrique). En s’inspirant des enquêtes menées par les surréalistes dans les années 1920, les auteurs avaient tenté de questionner et d’apporter un regard nouveau sur le concept de démocratie.
Le corps social mis en scène et en œuvre par Benoît Barbagli dans ses dernières créations prolonge à sa manière le questionnement des philosophes laissant peut-être entendre que la question demeure toujours ouverte aujourd’hui. Des œuvres qui, à l’image des Gestes d’amour, de Coup de soleil et de La libération prônent une forme d’émancipation, de célébration du don et de la liberté – ode à la vie.
1 Il n’est pas l’œil derrière la caméra, les photographies étant prises par drone en
position géostationnaire.
2 In comité invisible, L’insurrection qui vient, La fabrique, Paris, 2008, p. 83.
3 In Tiqqun, Contributions à la guerre en cours, La fabrique, Paris, 2009, p.15