Jeanne Susplugas
All insomniacs please raise your right hand
Exposition en cours
Du 7 juin au 27 septembre 2025
Vernissage le vendredi 6 juin à 18h
La Galerie Eva Vautier est ravie de présenter, pour la première fois, une exposition personnelle de l’artiste Jeanne Susplugas. Cette artiste de renommée internationale investit la galerie tout au long de l'été avec, au cœur de l'exposition, un dispositif immersif de réalité virtuelle.
Née en 1974 à Montpellier et diplômée en Histoire de l'Art de l'Université Paris I Panthéon-Sorbonne, Jeanne Susplugas développe depuis les années 2000 une démarche résolument engagée qui interroge les multiples formes d'enfermement — qu'elles soient physiques, mentales ou sociales. À travers son œuvre, elle explore les relations et distorsions de l'individu avec lui-même et avec autrui, dans un monde obsessionnel et dysfonctionnel.
Son travail a été exposé dans des institutions prestigieuses à travers le monde : le KW (Berlin), la Villa Médicis (Rome), le Palais de Tokyo (Paris), le Fresnoy – Studio National, le Musée d'Art Moderne de Saint-Étienne, le Musée de Grenoble, ainsi que lors d'événements majeurs comme la Biennale d'Alexandrie, Chroniques-Biennale des imaginaires numériques et le Festival Images de Vevey.
Au centre de l'exposition : I WILL SLEEP WHEN I'M DEAD, une œuvre en réalité virtuelle qui invite les visiteurs à une expérience immersive. Ce projet propose un voyage introspectif unique qui confronte le spectateur à ses propres limites perceptives et questionne notre rapport à la vie et à la mort.
Avec distance, cohérence et précision, Jeanne Susplugas crée un univers personnel en utilisant un large éventail de médiums. À la croisée du dessin, de la sculpture et des nouvelles technologies, son approche unique crée une esthétique séduisante en apparence mais rapidement inquiétante et grinçante.
Les œuvres de Jeanne Susplugas figurent dans de nombreuses collections prestigieuses, dont le Centre Pompidou (Paris), le MUDAC (Lausanne), le Bass Museum (Miami), la Kunsthalle Detroit, et plusieurs FRAC.

© Jeanne Susplugas, I will sleep when I’m dead (clock)
Entretien réalisé à Paris le 31 mai 2025, entre Jeanne Susplugas et Claudine Grammont.
CG : Chacune de tes expositions raconte une histoire. Quelle histoire nous raconte All Insomniacs Please Raise Your Right Hand et quelle est l’œuvre qui fait office d’avant-propos ?
JS : L’idée de l’exposition tourne autour de ma pièce en réalité virtuelle I will Sleep When I’m Dead, qui est une déambulation visuelle et mentale dans le cerveau, au sein de nos pensées. Ce projet a débuté à la suite de discussions avec un neuroscientifique de l’Institut Pasteur. Comment essayer de comprendre ce grand mystère qu’est le cerveau, comment naissent les idées. En m’inspirant de l’imagerie scientifique, j’ai commencé à réaliser des portraits que j’appelle des « neuro-portraits ». Ils constituent le point de départ d’une expérience en réalité virtuelle qui interroge ce que le cerveau génère — et surtout comment, parfois, on pourrait parvenir à l’arrêter de fonctionner, notamment la nuit, d’où son titre.
Les pièces que je montre dans l’exposition sont toutes liées à ce projet, qu’elles se situent avant ou après sa réalisation, en 2020. Ce qui m’intéresse, c’est tirer des fils, partir de quelque chose, ne pas savoir où ça va aller, et ajouter à l’exposition des éléments qui se sont développés en parallèle.
Placé en vitrine, c’est le fil de lumière Control qui fait office d’avant- propos. Il évoque le contrôle de la société, du corps, de l’esprit. Je montre aussi Disco Ball, qui est la mise en volume de la molécule de l’éther, et fait partie d’une série de boules à facettes de produits qui nous mettent dans des états modifiés de conscience, pour dompter les pensées parfois trop envahissantes, comme celles qui nous hantent la nuit.
CG : Les titres que tu attribues à tes œuvres ainsi qu’à tes expositions font partie intégrante de ton travail.
JS : L’exercice m’amuse et en effet, les titres font partie intégrantes de mon travail. Ils sont souvent liés à la littérature qui nourrit mon univers. Pour mon exposition à la Maréchalerie en 2017, nous avons débattu longtemps du titre, At Home She’s A Tourist. L’utilisation de l’anglais
ainsi que l’étrangeté de ce choix posaient question. Mais finalement il a été retenu et il a beaucoup plu.
Mes titres traduisent une certaine légèreté, même si je prends les choses au sérieux. Leur musicalité compte beaucoup pour moi, tout comme l’évocation d’une forme de drame. Cela vient aussi peut-être de mon enfance : je chantais dans le chœur de l’Opéra de Montpellier et l’opéra mêle subtilement beauté et tragédie. Et la musique, les arts vivants, plus généralement, continuent de nourrir ma vie et mon travail.
Le titre de l’exposition, All Insomniacs Please Raise Your Right Hand, est tiré d’une chanson du groupe américain Set It Off, I’ll Sleep When I’m Dead. Mais j’ai découvert cette chanson après avoir créé l’expérience en réalité virtuelle : à l’époque, ces mots faisaient référence à une chanson de Bon Jovi.
Souvent, les titres naissent de phrases croisées au détour d’une lecture ou d’une conversation, qui résonnent en moi et font écho à mon travail. Ce sont des rencontres. Un titre ne devrait ni fermer, ni trop orienter mais au contraire ouvrir des pistes, offrir des interprétations à tiroirs. Parfois, j’aimerais que les mots prennent plus de place dans mes dessins. Ils le sont dans les carnets Leporello, mais c’est différent : ces carnets s’apparentent à un journal intime, à un carnet de voyage, dans lequel je peux glisser des citations, des extraits. Dans un dessin, j’aurais l’impression de les figer, de les enfermer.
CG : Et pourquoi utilises-tu souvent l’anglais dans tes titres ?
JS : J’ai commencé mon parcours à l’étranger, ma première galerie était à New York, en 2001. En anglais, les mots claquent ! Quand j’étais aux Etats-Unis, j’ai constaté que les américains étaient très doués pour le « marketing » des mots qu’ils utilisent sur toutes sortes de supports. C’est d’ailleurs comme ça que j’ai commencé à faire de fils de lumière, le premier, Addicted apparaissait sur différents produits, campagnes publicitaires. Ou encore Fat Free que j’ai aussi utilisé dans mon travail. Pour certaines de mes œuvres, l’anglais s’impose.
CG : Cela me fait penser à Gertrude Stein qui est fascinée lorsqu’elle s’installe en France par ce décalage avec elle-même qui se crée lorsqu’elle entend cette langue qui lui est étrangère.
JS : C’est exactement ça. C’est aussi une manière d’être étranger à soi- même. De 1998 à 2006, j’ai vécu à Berlin, sans parler l’allemand. Même si la communauté artistique s’exprimait en anglais, nous venions de pays différents, ce qui donnait lieu à des situations étranges — parfois, avec certains, on finissait par parler un anglais bien à nous. Dans des villes, comme Dresde, l’anglais n’était pas une option. À cette époque, je voyageais beaucoup, et je me sentais souvent comme une touriste de moi-même. C’est ce sentiment qui a inspiré le titre de mon exposition de 2017 à la Maréchalerie : At Home She’s a Tourist. Au-delà de la question du langage, il est essentiel pour moi de pouvoir toujours prendre de la distance, de rester, d’une certaine manière, spectatrice de moi-même.
CG : Ta démarche n’a de cesse d’interroger les relations de l’individu avec lui-même et avec l’autre, face à un monde obsessionnel et dysfonctionnel. Quels sont les enjeux sociétaux qui te préoccupent aujourd’hui et dont cette exposition se fait l’écho ?
JS : Dans l’exposition, je présente une petite sculpture en verre intitulée Bird, qui représente un clitoris. Il ne faut pas oublier que sa modélisation en 3D ne date que de 2016 — ce qui explique qu’aujourd’hui encore, beaucoup ne savent pas l’identifier. Cette sculpture provient de la VR. Après avoir réalisé l’expérience, plusieurs personnes m’ont parlé du bel « oiseau » qu’elles avaient vu. C’est précisément ce décalage qui m’intéresse. Le clitoris est devenu un symbole politique, un signe d’émancipation. Il renvoie à la place des femmes dans la société, à leur sexualité, mais aussi aux normes de sexe et de genre dans une société hétéronormée et inégalitaire.
Dans la VR, tous les dessins sont issus d’entretiens lors desquels des personnes me confient leurs rêves, leurs cauchemars, leurs peurs, ou leurs pensées obsessionnelles. Ces récits reflètent l’état de notre société et abordent des thèmes d’actualité : la peur de perdre son emploi, la violence au travail, l’argent, la maladie, ou encore le besoin de vacances dans une société toujours plus en demande — des préoccupations récurrentes dans ces échanges.
On entend aussi, dans l’installation, un extrait de discours de Trump sortant d’un réveil qui tremble, ou encore une marionnette suspendue qui se fait insulter — une scène qui évoque la violence faite aux femmes. Ce passage résonne d’ailleurs avec la sortie toute récente de la chanson Je t’accuse de Suzane, dans laquelle elle interpelle notre justice défaillante, qui classe la majorité des plaintes sans suite.
CG : Ton travail parle beaucoup des addictions de tout genre. Quel est ton rapport aux réseaux sociaux, à internet et à l’IA ?
JS : En 2020, j’ai obtenu une bourse à New York dont l’objectif était de développer la présence de mon expérience numérique sur les réseaux. J’ai donc essayé de faire un pas de côté car je faisais de la résistance, et de voir ces réseaux comme des espaces de réflexion.
Beaucoup de mes dessins viennent d’images que je collecte sur le net, que j’isole et assemble, comme les dessins de femmes africaines, Sale’s women, issus de photos de presse.
Il y a quelques années, je suis retombée sur un dossier de mes dessins d’enfance — je devais avoir une dizaine d’années — et c’est fou comme mon vocabulaire actuel était déjà en partie là : des cigarettes, des ciseaux, des plantes carnivores ou imaginaires, sur lesquelles sont perchées des maisons. J’aimais beaucoup décalquer des formes, les coller, les réassembler. Finalement, je fais toujours la même chose aujourd’hui, même si mon dessin a changé. D’ailleurs, j’ai mis longtemps à assumer que c’était du dessin, et je me suis longtemps demandais quelle était ma légitimité. J’assume maintenant ce trait, ces formes que je colorie. Je cultive ce dessin « d’enfant », faussement naïf — c’est l’endroit où je me sens le plus à ma place pour raconter.
Je me sers aussi de l’IA comme de n’importe quel autre outil, de façon artisanale. Je l’utilise de différentes manières, allant du dialogue avec une sorte de « présence » qui aurait le temps — l’IA est étrangement humaine et « bienveillante » — à la création d’images singulières.
CG : Tu pars de ce dessin en 2D très plat, très simple, pour faire des installations, des fabrications et des agencements complexes.
JS : Oui c’est important pour moi. Dans mon travail il y ce lien intérieur/ extérieur, tout petit/très grand, qui vient certainement de l’enfance. Mes parents étaient chercheurs à la fac de pharmacie et, avec ma sœur, ils nous mettaient devant des microscopes quand ils n’avaient pas fini
de travailler. Quand j’ai commencé la photo, j’ai tout de suite souhaité faire de la macro. On m’a appris à regarder de minuscules choses et j’ai gardé ce rapport fort à l’échelle. Finalement, les proportions réelles ne m’intéressent pas vraiment. Mes dessins sont presque tous des cartographies mentales faites d’empilements. Le même dessin peut donc raconter différentes histoires selon qui le regarde. D’ailleurs, je m’intéresse à l’imagerie utilisée en psychiatrie et en psychologie, ce que le patient projette. Mais aussi ce que l’on perçoit selon le lieu dans lequel on se trouve qui biaise en partie l’interprétation.
Ces agencements complexes me permettent de m’approprier les espaces, de les réarchitecturer. Une exposition ne peut pas se contenter d’être belle ou virtuose : elle doit emporter. C’est pour cela qu’il faut aller chercher les visiteuses et les visiteurs, les prendre par la main — par la séduction, par l’étrangeté ou encore la dérision.
CG : Qu’est-ce que l’animation t’apporte par rapport au dessin ? J’aime explorer différents mediums, expérimenter.
JS : Quand j’ai commencé à travailler autour du cerveau, j’étais fascinée par la réaction des gens qui essayaient de se re-raconter des histoires face à mes portraits intitulés In my brain.
Si j’avais l’envie de réaliser un projet en réalité virtuelle, j’attendais « le bon » projet et c’est le cerveau qui a déclenché le processus. Dans la VR, il y a cette sensation d’infini comme les possibilités qu’offre le cerveau. Pour réaliser I will Sleep When I’m Dead, j’ai d’abord dessiné puis découpé mes dessins en 2D, puis j’ai créé des formes en volume, avec une graphiste 3D, que nous avons texturé de mes dessins. Quand j’ai vu au casque mon propre dessin en 360°, fidèle à ce que j’avais imaginé, j’ai été séduite par cette vision panoramique, qui m’a donnée envie de les redessiner. C’est ce que j’ai fait et curieusement, cette expérience m’a ramenée à la peinture.
Dans Là où habite ma maison, que je présente à l’étage et que j’ai réalisé à l’invitation du Jeu de Paume, le dessin et l’animation m’ont offert une forme d’immédiateté, en résonance avec l’urgence du moment : celle de répondre « à chaud » au confinement. J’avais confié les témoignages que j’avais collectés à l’autrice Claire Castillon, afin qu’elle y apporte une distance grinçante — ce ton à la fois acide et sensible qui marque notre point de rencontre.
CG : Ton dessin prend souvent la forme d’une arborescence.
JS : L’arborescence est, en effet, très présente dans mon travail, les arbres généalogiques, les cheveux, les neurones, les formules chimiques, il est souvent questions de ramifications. Tirer des « fils » physiques ou conceptuels, c’est aussi explorer comment une chose peut en nourrir une autre.
Dans ma pratique du quotidien, cette logique s’apparente à une forme de recherche, héritée de ma formation universitaire. J’aime qu’un livre me conduise à un autre, ou à un film, un spectacle, sans hiérarchiser les sources.
I will Sleep When I’m Dead évoque justement ce cheminement de la pensée à travers les réseaux de synapses : un voyage pseudo psychanalytique que certains font avec la sensation de nager, d’autres, de voler. Ces parcours que tu peux faire, refaire ou sur lesquels tu peux ne jamais retomber évoquent aussi, les occasions perdues. Non pas dans une nostalgie mais une interrogation ouverte : qu’elle aurait été ma vie si j’avais tourné à gauche, plutôt qu’à droite...