Gregory Forstner
Lollipop
Exposition 2021, passée
Du 18 septembre au 6 novembre 2021
Vernissage le 17 septembre à 18 h
La galerie Eva Vautier a le plaisir de présenter l’exposition ‘Lollipop’ de Gregory Forstner (seconde exposition à la galerie après La Fiancée du Collectionneur en 2015). Dans le prolongement de son exposition au FRAC Occitanie à Montpellier et en parallèle à son exposition rétrospective au Suquet des artistes à Cannes, nous présentons ici des œuvres inédites réalisées depuis l’année dernière.
Pendant cette temporalité particulièrement singulière que nous avons vécu collectivement, Gregory Forstner s’est surpris à renouveler son vocabulaire. Écartant pour la première fois la figure jusqu’ici présente depuis le début de sa carrière et de ses études à la Villa Arson. L’artiste se concentre sur le motif du bouquet déjà présenté en 2019 dans ‘Flowers for the Bold’. Il produit depuis un an, un ensemble de nature morte ou plutôt ‘still lifes’ qui seraient autant de vanités possibles, de considération sur cette temporalité collective.
Vue de l’exposition Lollipo, Gregory Forstner, 2021, galerie Eva Vautier Photo © François Fernandez
‘Lollipop’, au-delà de son évocation la plus immédiate, est une expérience scientifique menée par Melvin Calvin et Andy Benson visant à éclairer une culture d’algues vertes par de la lumière blanche. En faisant cela, le groupe de Calvin montre que la lumière du soleil agit sur la chlorophylle dans une plante pour alimenter la construction des composés organiques.
De même que dans l’expérience scientifique, il y a dans ce travail de peinture et de dessin comme la tentative de recourir à des gestes élémentaires, primitifs, l’expérience d’une régénération à partir de ‘presque rien’ et dont seul la nécessité de vie, de désir et de plaisir serait le véhicule. Le recours à ce motif élémentaire permettant à Gregory Forstner d’activer cette charge émotionnelle retenue jusqu’ici dans le réel. Ici, les notions de surface, de verticalité et d’horizontalité, d’ergonomie, de gravité, de corps et de centralité – de physicalité -, se retrouvent autant dans le récit que fait l’artiste de son expérience de la nage en eau libre, que de son expérience de la peinture.
LOLLIPOP(S)
Emmanuel Latreille
Directeur du Frac Occitanie Montpellier
« Comme la peinture et la mer qui peuvent être mauvaises mais ne déçoivent pas. Ses yeux sont mes chiens. Ma propriété. Je les crains comme la vague qui se lève dans la nuit, sans bruit. L’expérience dit qu’il faut plonger sous l’écume. Il faut toujours redouter une chose pour bien la prendre. Le ventre de l’océan dans les dents. Lorsque je nage, je ne sais si c’est l’eau ou l’air que je respire. (...) Au sommet de la langue, une sucette se dresse. L’ascenseur est fragile.»1 Gregory Forstner
Durant l’été 2021, j’ai invité Gregory Forstner pour une exposition monographique au Frac Occitanie Montpellier, la seconde en région Occitanie2 depuis son retour des États-Unis en 2018. Après dix années passées à New York, l’artiste avait fait le choix de s’installer à Montpellier, un « sud de la France » qui n’est pas celui dont il était parti puisqu’il vivait alors à Nice, où il avait fait ses études à la Villa Arson. Il me paraissait légitime de lui donner l’occasion de montrer son travail, et de renouer ainsi avec la scène de son propre pays, en présentant quelques œuvres nées de cette expatriation volontaire et risquée dans la capitale mondiale de l’art contemporain.
La peinture de Gregory Forstner est de celles qui ont la réputation d’être dérangeantes. Même si plusieurs institutions françaises (le MAMAC de Nice en 2007, le musée de Grenoble en 2009, la Fondation Fernet-Branca à Saint- Louis en 2019) lui ont consacré des expositions personnelles, et même si de nombreux collectionneurs publics et privés le suivent avec fidélité à l’étranger et en France, ses tableaux, qui font souvent écho à l’histoire de l’art classique ou moderne, paraissent assumer un décalage avec les divers courants de la scène française et européenne. Il est une vraie singularité. D’origine autrichienne, il fait souvent référence aux pratiques picturales expressionnistes (Otto Dix, Richard Gerstl...) dont la place dans une histoire de l’art révolue est une chose entendue pour beaucoup. Mais au-delà des mouvements dans lesquels on les a trop souvent catégorisés, les peintres dont se revendique Forstner sont des « fauteurs de trouble », notamment par la liberté irréductible qu’ils affirment à l’égard de la société où ils s’escriment à faire exister leur art. Leur crédo individualiste est de ne jamais transiger sur l’indépendance, de rester libre vis à vis de tout jugement, c’est-à-dire de toute limitation d’ordre institutionnelle ou subjective (le goût). Telle est la marque distinctive de ces créateurs, assumant pourtant les moyens du métier artistique le plus conventionnel, ceux de la Peinture.
Souvent de grand format et marqués par une rapidité d’exécution volontaire, les tableaux de Gregory Forstner dépeignent régulièrement des figures allégoriques, notamment des hommes à tête d’animaux - dans la tradition des fables pour enfants, ou à la manière de La ferme des animaux de George Orwell. Ils vont à l’encontre de tout naturalisme ou de tout réalisme car ils sont destinés, non à célébrer un monde harmonieux ou plein d’injustices, reflétant l’immutabilité des êtres vivants et leurs luttes cruelles, mais à dénoncer une modernité aberrante, profondément aliénante. Héritier de la liberté totale du créateur illustrée au XXe siècle par Giorgio De Chirico, Forstner passe, avec autant de désinvolture que de sérieux, d’un sujet à l’autre, fait des contre-pieds déroutants, se moquant d’une prétendue cohérence qui servirait d’hypocrite repoussoir au besoin d’agir, de risquer, de déplacer les limites attribuées aux signes par les gardiens de l’Ordre.
À New York, Gregory Forstner avait vécu à Bed-Stuy et dans divers quartiers où s’était posée à lui la question des identités, des rapports de proximité ou de violence entre Blancs et Noirs. Son geste avait consisté, peu après son arrivée, à témoigner de la violence d’une culture de propagande dont il n’était nullement responsable à titre individuel, mais dont il était issu comme l’ensemble des occidentaux : les minstrels show3 aux Etats-Unis et la culture « banania » en France. The Happy Fisherman ou bien Etude pour un nouvel archétype américain étaient aussi les réminiscences de sa propre enfance au Cameroun, où il est né, pays qui ne fit pas pour autant de lui un fils de l’Afrique. À partir de stéréotypes inventés par une civilisation blanche et constitutifs d’une société aussi universaliste que colonialiste, il s’est efforcé de dénouer les présupposés de son héritage, cherchant à intégrer de nouveaux « archétypes » dans sa peinture. Dans ses tableaux états-uniens, des figures de personnes noires comptèrent parmi les plus remarquables de ceux-ci, par leur audace, leurs postures assurées et libres, faisant écho mais retournant aussi les images véhiculées par la peinture pourtant la moins suspecte de condescendance, l’histoire de l’art du Vieux continent. Les africains y étaient alors des présences rares et de second rang. Dans ses tableaux, le blond Gregory en fait des êtres au sens plein de joie, d’assurance d’eux-mêmes, de vitalité sereine.
A son retour de New York en 2018, des chiens habillés à la manière de Vélasquez et aux couleurs criardes reprirent leur droit, actant la réinscription inévitable de l’artiste dans les chaînes de l’art européen, classique et débridé tout à la fois4 . Inspirés des nains Sebastian de Morra et Francisco Lezcano représentés par Diego Velasquez, les premiers tableaux intitulés Flowers for the Bold firent leur apparition. Il s’agissait toutefois encore de « personnages ». La figure du nain du grand Espagnol laissa sa place à une tête de bulldog (motif ambivalent et emblématique tout à la fois dans la suite des déplacements opérés depuis vingt ans par Forstner), et un bouquet de fleurs artificielles trouvé sur internet s’inscrivit à son tour dans les bras patauds de l’animal fidèle. Plus tard, l’artiste commenta ainsi la portée de cette incongruité sur le regardeur :
« Si le titre de ces tableaux évoque littéralement le bouquet visible dans les mains de mon sujet, il part également d’une réflexion souvent entendue à propos de mon travail selon laquelle ma peinture serait destinée aux « courageux », aux « téméraires ». Réflexion que je considère intéressante (même si, je l’avoue, elle est également un peu irritante) car inconsciemment elle révèle la relation naïve et charnelle du spectateur devant toute représentation et donc, d’une certaine manière aussi, les limites de notre liberté esthétique et du rapport social et intime inévitable qui s’exprime face aux sujets dans la peinture. Ma peinture serait donc pour ceux qui admettent qu’un tableau se nourrit et s’inscrit dans le réel mais n’est pas la réalité. Des tableaux qui n’obéissent qu’à l’exigence de la pensée et de la rétine, de la sensibilité, et non d’une morale imposée par une communauté dont l’opinion, forcément consensuelle, en réduirait autant l’impact que la portée5. »
C’est alors qu’intervint la crise pandémie mondiale que l’on sait. Dès le printemps 2020, le peintre perçoit ce changement qu’impose le confinement à chacun et d’abord à lui-même. La diversité du monde, la proximité de ses occupants, êtres ou choses, s’éloigne. Que peindre ? Comment accéder à ce qui, en temps normal, « fait monde » pour tous. À l’atelier, désormais seul spectateur de la série Flowers for the Bold - initialement prévue pour une exposition personnelle mais annulée en raison des conditions sanitaires -, Forstner saisit le motif du bouquet en lui-même, pour « jouer » encore et toujours, mais bel et bien seul. Au grand amateur de nage en eau libre qu’il est, apparaît la nécessité de sauver la possibilité d’un « geste », comme un acte réflexe. Mais au peintre opérant des déplacements incessants de figures au sein de communautés concernées par leurs mouvements – spectateurs anonymes ou parfois collectionneurs –, la voie ultime est de replacer au centre de son activité un signifiant majeur, voire unique, marquant toujours la même place décisive au milieu du tableau : pourquoi pas la Fleur ?
Figure classique de l’art des peintres, la fleur est, du point de vue de l’art moderne et contemporain, une vacuité. Mieux, une incongruité, une figure de style morte et enterrée, un mirage vide de sens et de signification ; ou encore une « désabution », comme aurait dit Nino Ferrer, en tout cas un point final ironique au désenchantement où nous a conduit la modernité poussée dans ses retranchements et ses refus de tout vitalité naïve, de toute énergie incalculable. Bref, l’emblème saugrenu mais étonnamment pertinent d’un « no future » ayant pris le terrible masque du « no more nature » que nous voyons. Si bien que le « confinement » auquel l’humanité fut alors contrainte pourrait bien avoir trouvé dans « la fleur » le signe adéquat de l’arrêt – et non du brutal « coup de frein » prétendue – auquel le monde dans tous ses règnes a dû alors se plier.
La fleur occupe par principe une place destinée à faire... du surplace. Mais ce surplace est-il pour autant possible ? Empruntant des images de bouquets à Internet, Gregory Forstner y trouve autant de vanités permettant des expérimentations radicales, baroques ou minimales, violentes ou légères, à chaque fois singulières. Autant dire qu’en étant contraint à tourner quelque peu autour du pot, le peintre est parvenu à mettre en branle un mouvement neuf, à retrouver le plaisir d’une rotation fort ancienne mais prenant des apparences multiples. Mais toujours vides de sens, heureusement ! C’est un peu comme si, relançant l’ivresse d’une folle toupie, ou la danse endiablée d’un derviche tourneur, Forstner avait su activer une machine grippée, le projetant, et nous avec lui, un peu plus haut dans l’espace et un peu plus loin dans le temps.
Au respect des fleurs et de leur contenant en verre, ont succédé des compositions de plus en plus dévariées, tournant parfois à la déconfiture ! Et à défaut de jeter le bébé avec l’eau du bain, le peintre déchainé s’est mis à balancer son motif avec l’eau des vases, sans les vases, ou dans des vases où lui-même, pataugeant avec délice, retrouvait un peu la jouissance des éléments, fussent-ils huileux plutôt qu’aqueux... Inventant des instruments singuliers pour répandre les couleurs – balais, racloirs, brosses improbables – il les répand en vastes mouvements, tâches brutales ou griffures contrôlées sur les toiles tantôt étendues au sol, tantôt posées verticalement, inventant des surfaces particulièrement profondes, des mouvements et des courants puissants engageant tant le regard que toute la surface du corps.
Avec Lollipop, ces fleurs pour les audacieux trouvent de nouveaux destinataires. Car « Lollipop » est un procédé expérimental utilisé en botanique prenant en compte l’action du soleil sur la chlorophylle et dans lequel une culture d’algues vertes est éclairée par de la lumière blanche...Il semblerait bien que l’artiste, profitant d’un déconfinement qui lui permit de présenter ses tableaux à des spectateurs dont il avait fait mine d’imaginer la disparition, ait trouvé d’autres acteurs, d’autres partenaires dans son jeu qui n’était, au fond, pas si solitaire que cela. A l’arrêt du jeu de l’art nul n’est tenu !
Amateurs d’art audacieux ou algues vertes : Gregory Forstner plonge tous et toutes dans ces Fleurs qui ne sont ni des bouquets impressionnistes, ni des figures de rhétorique postmodernes, ni des concepts déguisés en Cheval de Troie de la séduction marchande : simplement des « vagues » incessantes où chacun, tombant le masque, éprouve quelque chose comme une friction marginale et délicieuse, la chaleur d’un coup de soleil ou la sensation du sel à même la peau.
1 Gregory Forstner, « Lollipop », Édité par les éditions Derrière la salle de bains (2014), puis par
les éditions Esperluète, in L’odeur de la viande, 2015.
2 « Four Legs Good, Two Legs Better », Grenier du Chapitre, Cahors, 2020
3 Forme dramatique qui se développe aux États-Unis durant le XIXe siècle. Ce spectacle, à base un art populaire « nègre », comique ou larmoyant, est mis en scène par des acteurs blancs qui se maquillent le visage au liège carbonisé et jouent le rôle de Noirs tournés au ridicule.
4 « Get In, Get Out. No Fucking around ! » Fondation Fernet-Branca, 2019 et « Four Legs Good, Two Legs Better », Grenier du Chapitre, Cahors,
5 Flowers for the Bold / Des fleurs pour les audacieux, Gregory Forstner, 2021, poster édité à l’occasion de l’exposition au FRAC Occitanie Montpellier (5 juin – 8 septembre 2021).