Alice Guittard
Fables travesties
« Ce n’est pas la façon dont tu as dit ce que tu as dit, c’est l’air que tu avais pendant que tu le disais…» Les phrases d’Alice Guittard sonnent tantôt comme une réplique de Jean-Pierre Léaud, tantôt comme une prérogative sortie tout droit d’un manuel de physique : « Il est nécessaire de faire abstraction du centre en se focalisant sur tout le reste. » C’est entre ces deux extrêmes que l’artiste produit une sorte de « littérature-pataphysique » ralliant l’exploration de la langue à celle de paysages hostiles, préférant aux résultats tangibles des solutions imaginaires, et aux routes toutes tracées, ses chemins de traverse.
C’est avec Tom Bulbex (personnage fictif imaginé à partir d’un lapsus qu’elle fait alors qu’elle est encore étudiante à la Villa Arson, confondant avec l’artiste invité, Alain Bublex) qu’elle part à la recherche du « point nodal » – « le pays où on coupe les cordes vocales des chiens pour éviter les avalanches », une zone totalement silencieuse à la croisée de trois montagnes. Au gré de l’édition Quête transalpine non euclidienne symboliquement authentique, produite en 2012, elle accumule les éléments de l’enquête censés prouver l’existence du lieu : coordonnées géographiques et données mathématiques, analogies de formes montagneuses, instruments scientifiques de mesure de l’es- pace-temps, cartes. La lecture de ce récit initiatique niché entre La montagne magique de Thomas Mann et Le Mont analogue, le roman inachevé de René Daumal, est quant à lui confié à un homme qui bégaie…
Sondant l’espace éditorial et les limites de la langue, elle édite une trilogie basée sur le protocole d’une réaction en chaine de traductions. Chaque éléments de composition du livre d’origine d’un poète roumain suicidé (nous dit-elle) – titre, auteur, logo, prix, ISBN, etc. est sciemment répliqué et affublé de son synonyme. Soumettant l’intégralité du texte au même procédé, elle opère un glisse- ment des mots et fait chavirer le sens. Tant et si bien qu’on finit par verser dans des textes aux sono- rités trébuchantes, aux syntaxes diffractées sur la page et à des inventions poétiques toujours plus réjouissantes. Alice Guittard aime littéralement ne pas savoir où elle met les pieds. C’est sûrement pour cela qu’elle part en Islande, terre lui apparaissant des plus étrangères ; pour cela encore qu’elle se filme de loin en train de gravir le volcan d’Anarnarstapi – celui-la même décrit par Jules Verne – ou en train de traverser un lac glacial – renonçant à la dernière minute à planter sur l’île d’en face sa fleur rapportée pourtant exprès de Nice. Autant de quêtes dérisoires qui nous poussent à considérer avec parcimonie ses avertissements de début d’ouvrage : « malgré certaines apparences, il est nécessaire de traiter cette œuvre avec gravité ». A l’exploit attendu de la performance, elle répond la fragilité de ses dérives. Quand elle fait le tour de l’Islande, c’est en autostop arborant un panneau « peu importe ».
Mathilde Villeneuv